8 Décembre 1998
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Après quelques recherches, j'ai trouvé un gîte au beau milieu des vignes. Tout de suite, j'ai pensé à Jean : "Je suis la vigne véritable et mon père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l'enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l'émonde, pour qu'il porte encore plus de fruit." (Jn 15,1-2)
C'est peut-être l'heure de vérité. Mais n'est-ce pas toujours l'heure de la vérité ?
Depuis quelques jours, je peux donc contempler de derrière ma fenêtre, la beauté tourmentée des ceps dans cet hiver lucide et impartial où l'immobile germination de la terre gelée abreuve les sarments d'un silence fécond.
C'est tellement vrai que parfois le souffle me manque ! Il ne peut y avoir meilleur témoignage de vie ! Là, devant ma porte, la vie est. Elle se tait enfouissant sa splendeur pour en gonfler la terre. Epreuve de durée et de patience. Leçon de choses. Apprentissage humain !
De l'autre côté du silence, il est une vérité saine, dispensatrice de sens, à laquelle nul ne peut faire défaut. La solitude offre cette grâce de n'octroyer aucune illusion et de donner à savourer la profondeur des êtres et des choses dans leur nudité première, nominale, émondée de toute théologie abstraite, dépourvue de toute tutelle et de toute turbulence.
Je pense souvent à ce psaume cité par un ange envoyé de toute évidence en messager. En providence.
"Il s'en va, il s'en va en pleurant,
il jette la semence,
il s'en vient, il s'en vient en chantant,
il rapporte les gerbes."
(Ps 125)
Cependant toute grâce peut être glaive et il s'agit de prendre garde à ce que l'absence d'illusions n'opère pas l'étrange mutation d'aller jusqu'à entretenir un dangereux vide d'espérances.
Aussi je m'applique à la tâche de trouver de l'espoir au creux des regards et au creux des mains, dans le modeste échange qui n'exige rien, rien d'autre que d'être là, avec son peu. Un peu qui en accueille un autre, avec souvent beaucoup d'égards ! Je découvre ainsi de la vie qui vient du dedans, parfois pour égayer le dehors.
Evidemment, certains soirs, la nuit est plus sombre... mais n'est-elle pas indispensable sinon d'où viendrait l'aube ? D'où fuseraient ces éclats de jour qui parfois nous contraignent à protéger notre regard tant il est fragile, déshabitué, désarmé presque par autant de clarté !
Je ne trouve de vrai sens à l'existence que dans l'exploration totale du désir qui nous habite d'aller jusqu'au bout de tout, au plus proche : au bout de l'amour qui n'a pas de fin et nous convoque jusqu'au bout de nous, à notre fin et notre faim toujours !
10 Janvier 1999
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J'ai regagné les vignes qui se sont endormies depuis quelques jours sous un édredon de flocons. Toute la nature est revêtue d'une chemise de flanelle blanche et les arbres nus sont habillés de fines dentelles. C'est beau comme :
"Il étale une toison de neige
Il sème une poussière de givre..." (Ps 147)
Et quand le ciel y pose un trait de soleil, il allume comme des bouquets de feux follets qui étoilent ce manteau blanc d'étincelles d'or et d'argent. Alors la terre miroir éblouit à son tour le ciel.
La terre et le ciel sont des fiancés éternels !
Dans ce profond silence, il m'est souvent donné de capter des prières permettant à la mienne de s'élever. Un peu. Mais c'est quelquefois suffisant pour aller et durer encore. Pour permettre à l'amour de s'élargir et de se dire.
21 Janvier 1999
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Lorsque les vignes ne sont pas encore taillées, des ceps, jaillissent les sarments comme des mains tendues vers le ciel. En prière.
Après la taille, ils n'auront plus même leurs bras pour supplier, seulement leur corps tordu et leur pied planté dans la terre qui seule, donne l'unique grâce de se taire.
Mais encore ! Sur leurs épaules mutilées, la Lumière. Chaque jour comme un baume métabolisant le mystère. Et le vent, avec ses étreintes. Vivantes et pourtant éphémères. Moitié caresse, moitié colère !
Les vignes sont meurtries et cependant elles prient. Elles prient dans le silence. Un silence plein. Rempli.
Souvent je les entends. Je les surprends, le front penché sur leurs blessures, ombrées des cernes de leur bois. Creusées, ourlées d'écorces fatiguées. Je perçois leurs murmures, l'étrange mouvement de leur enfantement. Obscur, comme presque toujours est le futur !
24 Janvier 1999
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Soleil il fait. Les vignes engourdies s'éveillent lentement sous la touche fébrile d'un soleil de début d'année.
Pour les vignerons, aujourd'hui sera un jour de travail. La taille va se poursuivre, retardée par la neige de début Janvier. Car il faut avancer. Cep par cep, rangée après rangée, ce labeur peut prendre cinq mois, de Novembre jusqu'à Mars.
Un à un, chaque pied de vigne sera regardé, jaugé, estimé puis émondé. Les sarments coupés seront jetés à terre comme de vieilles branches improductives. Ensuite, ils seront broyés, réduits en poussière de bois, eux qui portèrent le fruit !
Et nous leur sommes semblables, sources éphémères de vie livrées aux saisons qui s'enfuient, vouées au passager !
[...]
Selon le lieu de la vigne et le désir du vigneron, un style de taille sera choisi : la taille dite "gobelet" ou la taille "Guyot". Elles ne donneront pas le même profil au cep, la même silhouette ni non plus la même qualité. La quantité et la beauté, pour ce qui est du vin, la grandeur, la finesse, n'ont rien en commun ! La taille "gobelet" ne laisse aucun sarment, aucun espoir, aucune échappatoire. Elle arase le cep. Le crâne chauve, hérissé de quelques moignons, celui-là restera stoïque jusqu'au printemps qui viendra généreux, orner sa tête sèche d'une couronne de feuilles vertes. Vert tendre pour le consoler d'abord, puis pour le conquérir. Enfin le faire grandir.
La taille "Guyot" laisse un seul rameau long et un porteur, petit bout de sarment qui servira pour la prochaine taille. Ce cep-là devient manchot. Son unique tige sera ensuite couchée et fixée. C'est le temps de "l'attachage". Chaque baguette laissée sera de même allongée à l'horizontale de la terre et rivée ainsi à quelques vingt ou trente centimètres du sol, pour appeler les jeunes pousses à la verticale, les laisser monter vers le ciel.
Après la taille ou au même moment, il faut "tirer les bois", c'est à dire ôter toutes les baguettes coupées, pour libérer le cep et le préparer à produire, à se gonfler, de feuilles puis des raisins et de leur jus miraculeux...
En Mai viendra "l'ébourgeonnage". Toutes les pousses superflues seront soigneusement enlevées du cep. Pour canaliser la sève vitale, le sang nourricier de la terre et le guider au coeur des sarments élus comme unique promesse de la vendange à venir, germe de cette espérance certaine et pourtant si fragile !
25 Janvier 1999
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Notre existence lacunaire ne s'étoffe que dans l'épaisseur de l'amour. L'amour n'est pas réductible. Il est plein ou bien il n'est pas.
L'amour seul a ce pouvoir de nous animer, bousculer et de nous porter au delà de nos léthargies, amnésies et autres somnolences...
Par lui et en lui seul, notre vie prend son sens et le donne, comme on prend sa source, comme on donne son cours...
Quand parfois, nous croisons l'amour sur nos routes humaines, nous nous y engouffrons presque comme des sauvages, des affamés, des exilés de lui depuis longtemps, depuis l'éternité, sans même prendre le temps de regarder devant, au delà de nos pieds. Fascinés, aspirés par cette grâce qu'il déploie, unique à chaque fois.
Et quand bien même nous avons antérieurement expérimenté sa possible âpreté, sa brûlure évidente, quelques-uns de ses tristes égarements et sa chute non moins fulgurante, quand bien même, nous prenons le billet sans prévision d'aucune destination, sans la moindre précaution pour nous-mêmes, aussi brûlées que puissent être déjà nos ailes, nous partons : coeur fou, tête baissée, coeur doux, corps incendié.
[...]
J'ai mal aux oreilles de ce souffle vengeur, mal aux yeux du manque de lumière, mal au coeur pour ces bois ébranlés, accrochés à la pierre, cramponnés, et aussi pour tous ceux que je vois, malgré ce temps, malgré ce froid, penchés au dessus de leurs vignes, appliqués aux soins de la taille.
Là aussi est l'amour !
Pour que soit bu le vin, apprécié sa saveur, il faut que la douleur des hommes l'ait préalablement abreuvé, pour ainsi dire presque déterminé, lui transmettant les éléments porteurs de sa future maturité.
30 Janvier 1999
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Hiver extrême
Extrêmement polaire
Hiver mon frère
Nous avons en commun
Quelques moissons amères.
Il y a des lassitudes qui captent nos énergies jusqu'à la tyrannie ! Et pourtant toujours et encore cette obsédante lumière qui nous exhorte à relever le front et à ouvrir nos mains...
[...]
Quel étrange instant ! Ce ciel qui n'en finit pas de sombrer sur la terre !
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Texte retrouvé par Jackie Plaetevoet relatant une expérience vigneronne et... spirituelle.